L’une des conséquences de la réforme majeure du système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne en 2023 est que les industries à forte intensité énergétique (IIE) seront à terme pleinement exposées à la tarification du carbone. En théorie, les IIE sont déjà soumises à la tarification du carbone, mais dans la pratique, elles ont reçu des quotas gratuits pour les protéger de la tarification du carbone et de la concurrence étrangère qui n’est pas soumise à la tarification du carbone (et pour empêcher ce que l’on appelle les « fuites de carbone »). Les quotas gratuits alloués à de nombreux sites industriels ont systématiquement dépassé les émissions au cours de la troisième phase du système d’échange de quotas d’émission (2013-2020), créant des distorsions de marché (De Bruyn et al., 2021).
La réforme du système d’échange de quotas d’émission de 2023 comble ainsi une lacune. Toutefois, certaines questions restent à régler, notamment le traitement des exportateurs de l’UE, la couverture sectorielle de la tarification du carbone et la mauvaise répartition géographique des subventions. Cette analyse examine ces défis et suggère d’autres mesures qui pourraient être prises pour garantir une concurrence équitable entre les EII au sein de l’UE et au niveau mondial.
Émissions industrielles et quotas gratuits
Nous nous concentrons sur trois secteurs à forte intensité énergétique – les produits chimiques, les métaux de base et les minéraux non métalliques (céramique, verre et ciment) – qui émettent environ 70 % des émissions industrielles couvertes par le SCEQE, tout en représentant environ 13 % du PIB manufacturier de l’UE (Figure 1 ; Sgaravatti et al, 2023).
Entre 2013 et 2023, toutes les émissions du système d’échange de quotas d’émission ont diminué de 36 %, grâce à une réduction de 44 % dans le secteur de l’électricité, tandis que les émissions industrielles n’ont diminué que de 17 %. La progression plus lente de la réduction des émissions industrielles peut être attribuée en partie aux quotas carbone gratuits accordés aux entreprises industrielles à forte intensité de carbone, un avantage dont le secteur de l’électricité ne bénéficie pas (graphique 2).
Les EII ayant reçu de généreuses allocations de quotas gratuits, un énorme excédent s’est accumulé. Certains quotas excédentaires ont été vendus, agissant de fait comme une subvention industrielle. Par exemple, entre 2008 et 2019, le secteur du ciment a réalisé jusqu’à 3 milliards d’euros de bénéfices supplémentaires grâce à une surallocation (de Bruyn et al, 2021). De plus, lorsque les entreprises ont commencé à intégrer le prix du SEQE, elles ont bénéficié de bénéfices exceptionnels grâce aux quotas gratuits.
Le fait d’être à l’abri du prix du carbone du système d’échange de quotas d’émission a eu pour conséquence que les entreprises industrielles d’énergie renouvelable (EIE) étaient moins incitées à décarboner leur production, limitant leurs investissements verts au cours de la dernière décennie (2011-2020) à 7 milliards d’euros par an en moyenne (Commission européenne, 2024). Entre 2031 et 2040, la décarbonisation de la production industrielle nécessitera des investissements estimés à 46 milliards d’euros par an (Commission européenne, 2024). Plus de 60 % de ces investissements seront concentrés dans les produits chimiques, les métaux de base et les minéraux non métalliques (tableau 1).
Le financement de tels investissements pourrait s’avérer difficile si la compression actuelle des marges bénéficiaires des EII, causée par les prix élevés de l’énergie en Europe (Bijnens et al., 2024), se poursuit.
Trois failles restantes dans la tarification du carbone
Compétitivité à l’exportation
La réforme du système d’échange de quotas d’émission de 2023 réduit les quotas gratuits pour certains des principaux produits des catégories des métaux de base (acier et aluminium), des minéraux non métalliques (ciment) et des produits chimiques (engrais et hydrogène). De 90 % de leurs émissions en 2028, la couverture par des quotas gratuits tombera à zéro d’ici 2034. Par ailleurs, à partir de 2026, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE (CBAM) prélèvera une taxe carbone sur les importations de ces produits, afin d’éviter les fuites de carbone.
Les exportateurs de l’UE continueront néanmoins de faire concurrence sur les marchés étrangers avec des matières premières non soumises à la tarification du carbone. Les exportateurs de l’UE ont donc appelé à la mise en place d’un système de rabais sur la tarification du carbone à l’exportation. Le coût annuel de ce système pourrait atteindre, d’ici 2034, 4 milliards d’euros pour le fer et l’acier et 7 milliards d’euros au total (tableau 2).
La Commission européenne a exclu les rabais à l’exportation, craignant qu’ils compromettent les objectifs climatiques de l’UE et risquent d’engendrer des conflits avec ses principaux partenaires commerciaux. Si cette décision peut être justifiée (Bellora et Fontagné, 2022), elle ne résout pas le problème des fuites de carbone pour les exportateurs de l’UE.
Couverture sectorielle
Un autre problème est la couverture sectorielle et le risque de fuite de carbone en aval. Étant donné que le CBAM ne couvre que certaines catégories de produits, les producteurs pourraient se délocaliser en dehors de l’UE et exporter vers l’UE des produits situés plus en aval de la chaîne de valeur qui ne sont pas soumis au CBAM (par exemple, les machines en acier et en aluminium). Le risque varie considérablement en fonction du produit. Par exemple, l’acier vert augmente le prix final des voitures de seulement 2 % (Dantuma et al, 2023), tandis que certains plastiques pourraient connaître des augmentations de prix beaucoup plus élevées. Nous estimons que le prix du type de plastique le plus courant, le polyéthylène, pourrait augmenter d’environ 8 %, par exemple.
Mauvaise répartition géographique des subventions au sein de l'UE
Le recours accru à l’électricité pour décarboner les processus de production pourrait déplacer les investissements des pôles industriels actuels de l’UE vers des régions où l’électricité est moins chère en raison de la présence de ressources renouvelables (comme l’hydroélectricité, l’éolien et le solaire). Les disparités actuelles de prix de l’électricité (figure 3) favorisent la Scandinavie et la péninsule ibérique par rapport à l’Europe centrale et orientale, où se situe la majeure partie de la production industrielle. Les industries industrielles industrielles seront de plus en plus exposées à la tarification du carbone et les gouvernements pourraient se lancer dans une course aux subventions pour conserver les acteurs en place, ce qui fausserait le marché unique et annulerait les avantages potentiels de la réaffectation industrielle, c’est-à-dire des produits moins chers pour les consommateurs de l’UE et des entreprises plus compétitives sur la scène mondiale.
La plupart des subventions industrielles vertes sont allouées au niveau national, le rôle de l’UE se limitant à l’évaluation des demandes d’aides d’État.
Réponses politiques potentielles
Bien qu’il n’existe pas de solution simple aux trois défis décrits ci-dessus, ils pourraient être grandement atténués en accordant la priorité au soutien public aux exportateurs, en promouvant la tarification du carbone et les accords sectoriels de décarbonation à l’échelle mondiale, en améliorant la cohérence des aides d’État et en mutualisant les subventions au niveau de l’UE. Nous abordons chacun de ces points à tour de rôle.
Soutien aux exportateurs
Les exportateurs ont tendance à être plus productifs que les non-exportateurs (Wagner, 2007), et ne pas s’attaquer au problème des fuites de carbone dans les exportations pourrait donc nuire encore davantage à la compétitivité industrielle de l’UE. L’UE pourrait donner la priorité aux exportateurs dans les appels d’offres et les subventions vertes, compensant ainsi le désavantage auquel ils sont confrontés à l’échelle mondiale, tout en soutenant les entreprises productives.
Cela pourrait se faire soit par le biais d’appels d’offres ouverts uniquement aux exportateurs, soit en introduisant des primes de qualification pour les exportateurs dans des enchères ouvertes. Les subventions à la décarbonation pourraient cibler à la fois les coûts d’investissement et les coûts d’exploitation. L’approche suivie par la Banque européenne d’hydrogène, qui subventionne uniquement les coûts supplémentaires nécessaires pour rendre l’hydrogène vert compétitif (Kneebone et McWilliams, 2024), pourrait être copiée et adaptée pour soutenir spécifiquement les exportateurs d’hydrogène vert. Toutefois, les subventions aux coûts d’exploitation devraient être assorties de conditions strictes et limitées dans le temps, car elles peuvent perturber le système d’échange de quotas d’émission, qui est conçu pour garantir que les réductions d’émissions se produisent là où les coûts sont les plus bas. Si elles ne sont pas gérées avec soin, ces subventions pourraient également peser lourdement sur les finances publiques.
En outre, les enseignements tirés de la simplification réussie des processus d’autorisation pour les projets d’énergie renouvelable dans les zones désignées pourraient être appliqués pour accélérer l’électrification dans les pôles d’innovation et d’innovation axés sur les exportations. La simplification du raccordement au réseau et de l’autorisation dans ces pôles réduirait les délais et favoriserait une décarbonisation plus rapide.
Persuasion mondiale
Parmi les principaux pays de destination des exportations CBAM de l’UE (près de 80 % de la valeur totale, Figure 4), plusieurs ont introduit ou sont en train d’introduire des marchés du carbone. Le Royaume-Uni a son propre système d’échange de quotas d’émission, la Suisse a lié son système d’échange de quotas d’émission à celui de l’UE, la Norvège fait partie du système d’échange de quotas d’émission de l’UE, la Chine étend son système national d’échange de quotas d’émission pour y inclure les EII, et la Turquie, le Mexique, le Brésil et l’Inde étudient des systèmes de tarification du carbone. Le Canada dispose d’un marché du carbone avancé et la Serbie et l’Ukraine sont candidates à l’adhésion à l’UE, ce qui implique une voie de convergence totale avec les règles de l’UE, y compris la conformité au système d’échange de quotas d’émission.
Bien que loin d’être une tâche diplomatique facile, la promotion de la tarification du carbone à l’échelle mondiale semble être une stratégie bien plus judicieuse que les rabais à l’exportation, car elle favorise l’outil le plus prometteur pour atténuer les émissions, ne pose pas de problèmes de compatibilité avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce et laisse intacte l’incitation à la décarbonation, y compris pour les exportateurs de l’UE. De plus, l’extension de la tarification du carbone à l’échelle mondiale réduit le risque de fuite de carbone en aval.
Une approche similaire et complémentaire consisterait à conclure des accords sectoriels de décarbonation, tels que l’Accord mondial sur l’acier et l’aluminium durables (GASSA), qui créerait des clubs carbone pour certains IEI. La finalisation de GASSA est particulièrement importante compte tenu de l’importance des États-Unis en tant que marché de destination des exportations d’aluminium, de fer et d’acier de l’UE, et de la perspective très lointaine d’une tarification complète du carbone aux États-Unis.
Cohérence des aides d’État
L’UE devrait harmoniser entre les pays les aides accordées aux entreprises à forte intensité énergétique pour les compenser pour les coûts d’électricité plus élevés liés à la tarification du carbone. Ce type d’aide bénéficie actuellement d’une approbation simplifiée en vertu des règles relatives aux aides d’État. Les gouvernements peuvent utiliser jusqu’à 25 % de leurs recettes nationales du SEQE pour cette forme de compensation. L’UE pourrait également introduire un niveau plancher pour tous les pays comptant d’importants groupes d’entreprises à forte intensité énergétique, limitant ainsi les distorsions par lesquelles les entreprises à forte intensité énergétique reçoivent une compensation beaucoup plus élevée dans certains pays que dans d’autres. Les conditions qui ont été introduites pour ce type d’aide, notamment les mesures d’efficacité énergétique et l’écologisation des processus de production, le rendent plus attrayant et pourraient justifier son utilisation dans une plus large mesure qu’à présent.
Les pays de l’UE devraient également recourir davantage à l’option de complément aux subventions industrielles de l’UE, en apportant leurs propres ressources financières. Bien que cette approche ne parvienne pas à maximiser l’efficacité (les fonds étant toujours affectés sur une base nationale), elle constituerait une grande amélioration par rapport aux enchères nationales, en appliquant des critères d’attribution uniformes et en réduisant le travail administratif en évitant les doublons entre les pays de l’UE (Poitiers et al., 2024).
Mutualisation des subventions
À moyen terme, l’adoption de mécanismes de subventionnement du marché unique de l’UE stimulerait la productivité et augmenterait la valeur ajoutée. Des subventions coordonnées pourraient accroître la productivité du secteur de l’électricité en Allemagne, en France, en Italie et en Espagne de 30 %, comblant ainsi 83 % de l’écart de productivité avec les États-Unis et augmentant la valeur ajoutée de 6,7 % (Altomonte et Presidente, 2024).
La Commission européenne a proposé d'augmenter les ressources budgétaires de l'UE en retenant 30 % des recettes du système d'échange de quotas d'émission (Commission européenne, 2023). En 2023, le système d'échange de quotas d'émission a rapporté 43 milliards d'euros et pourrait atteindre 65 milliards d'euros d'ici 2028 (Saint-Amans, 2024), alors que les besoins globaux en investissements industriels verts s'élèvent à 46 milliards d'euros par an. Si la proposition de la Commission est acceptée, cela signifierait des recettes budgétaires supplémentaires de l'UE de 10 à 20 milliards d'euros par an qui pourraient soutenir le verdissement industriel.